La nuit est douce sur Shuri, capitale d’Okinawa. Les lucioles dansent autour des lanternes et un enfant fragile, sujet à l’asthme, tousse en silence. Il s’appelle Gichin Funakoshi. Ses parents craignent pour lui : ce garçon fluet survivra-t-il aux rigueurs de la vie insulaire ?
Un voisin le confie à un maître austère, Ankō Azato, stratège et sabreur redouté, qui voit dans ce petit corps tremblant une âme à polir. Chaque soir, à la lueur des lampes à huile, l’enfant apprend à répéter les postures du Tōde – l’“art de la main de Chine”. Pas de cris, pas de gloire, juste le bruit du vent dans les pins et la respiration qui s’allonge. Peu à peu, la maladie recule. Le garçon se redresse, il devient élève, puis disciple.
À l’école de Shuri, il rencontre aussi Ankō Itosu, autre géant discret, qui décide de transformer l’art secret d’Okinawa en une méthode accessible aux jeunes. Funakoshi, jeune instituteur, l’assiste. Il comprend que le karaté n’est pas seulement une lutte, mais une éducation de l’homme tout entier.
Les années passent. Le Japon impérial s’ouvre aux modernités. En 1901, Itosu parvient à faire entrer le karaté dans les écoles. Funakoshi, en kimono clair, guide des enfants dans les katas. Il sourit : ce qui fut jadis clandestin, enseigné la nuit pour échapper aux interdits des samouraïs, devient désormais un chemin de culture.
En 1922, il embarque pour Tokyo. C’est un choc. La capitale grouille, bruyante, étrangère. Dans ses bagages, il n’a rien qu’une brosse à calligraphie, quelques vêtements et la mémoire des katas transmis par ses maîtres. Il doit démontrer son art lors d’une grande exposition. Son karaté impressionne. Mais il hésite : rester ou rentrer à Okinawa ? Finalement, il choisit l’exil.
Il enseignera à Tokyo, seul, pauvre, nettoyant le dojo le jour, calligraphiant des poèmes la nuit.
Le dojo qu’il fonde s’appelle Shōtōkan, la “maison du bruit des pins”, car Shōtō était son pseudonyme de poète. Dans cette salle de bois résonnent des pas lourds, des kihon scandés, et les paroles douces mais fermes du maître :
« Le Karaté n’est pas pour attaquer, mais pour ne jamais devoir attaquer. »
Ses fils viennent l’épauler. Yoshitaka (Gigo), malgré une tuberculose dévorante, développe un style plus bas, plus dynamique, introduit les coups de pieds hauts et acérés qui donneront au Shotokan sa silhouette moderne. Mais la maladie l’emporte jeune, et Funakoshi reste seul, le cœur brisé, devant un art qu’il voit se transformer au-delà de lui.
Il observe avec tristesse les dérives : compétitions, fédérations, règlements. Lui ne voulait pas de vainqueurs ni de médailles, mais des hommes meilleurs. Il répète encore et encore ses vingt préceptes, comme des prières : le respect, l’humilité, la maîtrise de soi.
Vieux, oublié par certains de ses élèves les plus influents, il vit dans une pauvreté digne. Mais quand il lève les yeux vers les pins ondoyants, il sait que la voie qu’il a tracée ne mourra pas. Il n’a pas “inventé” le karaté, il l’a offert au monde, en le reliant à une philosophie.
Il meurt en 1957. Mais son souffle habite toujours chaque dojo où résonne un salut, chaque kata exécuté avec sincérité, chaque poing fermé par discipline et non par haine.
Voilà la vie de Funakoshi, non pas comme une simple biographie, mais comme un roman de transmission : un enfant fragile, devenu maître, père d’une voie qui dépasse sa propre vie.